
Robinson était revenu à son hôtel après un entretien avec son ami Patrick O’Brady au ByWard Market. Une bourrasque s’engouffra derrière lui, soulevant son manteau. D’un geste lent, presque machinal, il ôta son chapeau melon. Vieille habitude.
L’entrée était vaste, solennelle. Le genre d’hôtel où l’on vient autant pour se faire voir que pour passer la nuit. Près de la cheminée, quelques hommes en redingote conversaient à voix basse, gestes mesurés, attitudes prudentes. Le feu dans l’âtre faisait briller les boutons dorés des uniformes des grooms. Un portier en livrée sombre traversa la salle, saluant d’un hochement discret un client descendu de l’escalier.
Le détective s’approcha du comptoir. Le réceptionniste, l’allure précise et compassée d’un majordome anglais, leva aussitôt les yeux avec cette neutralité polie propre aux serviteurs bien dressés.
— Robinson.
— Monsieur Robinson ? Votre clé, monsieur.
Il posa sur le bois un porte-clé de laiton, puis, après une brève hésitation, ajouta une enveloppe cachetée de rouge.
— Ce pli vous est destiné. On m’a dit de vous le remettre en main propre.
Le détective s’en saisit, et son sourcil se haussa imperceptiblement. Il rompit le cachet. Aussitôt, une écriture droite et élégante s’imposa à lui : celle de George-Étienne Cartier, un ministre influent du nouveau gouvernement du Dominion du Canada. Ils se connaissaient depuis plusieurs années déjà, et nul autre que lui ne formait les lettres majuscules avec cette précision rigide. Ce billet n’était pas une surprise. Cartier avait toujours eu le don d’apparaître là où on ne l’attendait pas.
Cher monsieur Robinson,
J’aimerais vous rencontrer à deux heures de l’après-midi aujourd’hui.
Rejoignez-moi au Grand Union Hotel.
Sincèrement,
George-Étienne Cartier
Robinson plia le billet avec soin, puis le glissa dans la poche intérieure de sa veste.
— Mademoiselle Dupuis vous attend dans le hall, ajouta le réceptionniste, désignant discrètement une colonne.
Au même moment, Miss Dupuis leva les yeux. Quelques instants plus tôt, elle se fondait dans le décor. À présent, elle en devenait le centre. Elle se leva, lissa sa jupe d’un geste bref. Ses cheveux auburn relevés en couronne encadraient son beau visage résolu, d’où ressortaient des yeux bleu-vert remarquables. La collégienne qui faisait une étude sur l’industrie du bois avait disparu. Il ne restait que l’adjointe du détective.
— Enfin, Silas, te voilà ! s’exclama-t-elle en se dirigeant vers lui avec enthousiasme.
— Bonjour, Thérèse. Je sors d’un entretien avec Patrick O’Brady.
— Patrick ? Mon Dieu, cela fait une éternité ! Il est à Ottawa ? Comment va-t-il ?
— Il se porte bien. Il a été quelque peu étonné d’apprendre que tu travaillais à mes côtés.
— Étonné ? J’espère qu’il n’a pas recraché son whisky irlandais ! Ce serait bien la première fois qu’il en perdrait une goutte…
Un rire lui échappa, léger, presque impertinent. Dans cette pièce empesée, il sonnait comme une note libre. Robinson haussa à peine les épaules et défit un bouton de son manteau.
— Et toi ? Où en es-tu dans tes recherches ?
— J’ai des pistes, dit-elle, le ton posé. Pas encore de certitudes… mais de quoi creuser.
— Parfait. Allons en discuter devant un repas. Je ne raisonne jamais aussi mal que l’estomac vide.
— À condition que, cette fois, je choisisse le vin, répondit-elle avec un sourire en coin.
Robinson hocha la tête. Son regard, avant de quitter le hall, balaya les lieux. Il fit signe à un jeune groom, qui accourut, les joues rougies par l’effort. Robinson lui tendit son manteau, puis son chapeau.
— Chambre 22.
Le garçon s’inclina et s’éloigna, discret, souple, avalé par l’escalier comme une ombre bien dressée.
La salle à manger baignait dans une lumière feutrée. Les nappes, d’un blanc éclatant, jetaient des reflets presque froids sous les pendeloques des lustres. L’odeur du pain encore tiède, mêlée à celle plus dense des viandes en cuisson, éveillait les sens. Dans ce calme ordonné, on n’entendait que le cliquetis discret des couverts, le bruissement des serviettes et, au loin, la note persistante du café qui terminait d’infuser.
Le maître d’hôtel s’approcha à pas mesurés. Moustache taillée au cordeau, regard impassible, il s’inclina brièvement.
— Monsieur, madame. Votre table est prête.
Il les guida vers une baie vitrée donnant sur la rue. À l’extérieur, Ottawa poursuivait son tumulte. Ici, le bruit s’éteignait.
Robinson s’assit avec lenteur. Il rabattit les pans de sa veste, prit la serviette et la déplia sans y penser. Son regard restait fixe. En face de lui, Miss Dupuis, encore debout, observait les rues détrempées derrière la vitre.
— Ce printemps a le pas traînant, murmura-t-elle, plus pour elle-même.
— Toujours pareil à Ottawa, répondit Robinson sans inflexion.
Un jeune serveur s’approcha. Costume impeccable, gestes précis, il tendit deux menus.
— La carte du jour, annonça-t-il avec un sérieux poli. Souhaitez-vous boire quelque chose en attendant ?
Miss Dupuis vint s’asseoir à la table, jeta au serveur un regard impérieux, et dit, avec une sévérité toute théâtrale :
— Du bordeaux, je vous prie. Et du vrai. Pas celui qu’on sert aux commis voyageurs qui confondent le vin et le vinaigre.
Le serveur inclina la tête, sans sourciller, et s’éloigna.
Le silence s’étira entre eux, doux en apparence, mais piqué de questions qui ne demandaient qu’à éclore. Ils feuilletèrent les menus sans conviction, leurs regards s’égarant parfois vers les tables voisines. Enfin, Miss Dupuis sortit son petit carnet de cuir. Elle le posa devant elle, l’ouvrit avec soin. Ses yeux croisèrent fugacement ceux de Robinson.
Le vin arriva. Le serveur déboucha la bouteille avec lenteur, sans forcer. Le bouchon sauta sans bruit. Il versa un peu dans le verre du détective. Robinson huma, goûta, approuva d’un signe. Le vin fut servi. Un ruban rouge, luisant, glissa sous la lumière. Ils levèrent leur verre.
— À notre enquête, dit Miss Dupuis d’une voix douce, sans lever les yeux.
— Alors, Thérèse. Tu en as tiré quelque chose, de cette petite mission d’infiltration ?
— Oui et non, répondit-elle en détournant brièvement le regard, sa pensée hésitant encore à se formuler pleinement.
— Tu as rencontré Eddy ?
— Non, il était absent. Mais j’ai pu parler à quelques employés. Dont une certaine Madame Moreau, sa secrétaire. Un regard d’étain, gris, sans chaleur. Le genre de femme qu’on prendrait pour une simple silhouette derrière un bureau, jusqu’au moment où l’on réalise qu’elle a tout vu, tout noté, tout compris. Elle en sait long, j’en suis sûre.
Miss Dupuis tourna une page, faisant semblant de s’y plonger, comme si elle y découvrait un secret d’État.
— Et puis Armand. Le contremaître. Une carcasse de granit, taillée dans le silence et la sciure. Pas bavard, pas patient. Et visiblement peu enthousiasmé par l’idée de répondre à la « p’tite dame ». Il s’est presque étouffé lorsqu’il m’a vue sortir mon carnet et un crayon. J’ai cru qu’il allait me jeter dans le tas de copeaux, histoire de rappeler les bonnes manières aux dames trop curieuses.
Elle marqua une pause et fronça légèrement les sourcils.
— Et puis j’ai croisé la fille d’Eddy : Clarissa. Je ne l’ai vue qu’un instant, à peine. Mais elle dégageait quelque chose… de tranchant. Elle m’a donné l’impression d’une femme qui avance sans détour, mène la marche et attend des autres qu’ils suivent sans poser de questions. Elle a le sourire facile, celui qui accroche les regards. Pas pour séduire, mais pour jauger. Elle veut qu’on la remarque, oui, mais plus encore, qu’on la redoute. Elle a les gestes d’une coquette, mais l’attitude d’une conquérante.
Elle leva les yeux vers Robinson, l’air soudain plus sérieux.
— Si cette affaire cache des cartes sous la table, Clarissa en tient peut-être une ou deux.
Miss Dupuis referma son carnet d’un geste mesuré, laissa tomber son crayon sur la nappe blanche, et reprit :
— Tu penses qu’il faudrait creuser du côté d’Eddy ? Les témoignages le décrivent comme un dur. Un homme pressé, rancunier.
— Peut-être. Leamy et lui étaient rivaux, autrefois. Mais aujourd’hui, Eddy lui a tout pris. La scierie, les contrats, les réseaux. Leamy n’était plus une menace. Et on ne tue pas un homme qu’on a déjà réduit à néant.
— Tu oublies, dit-elle calmement, que certains coups durs ne passent pas. L’argent ne suffit pas à effacer certaines hontes. Peut-être Eddy craignait-il que Leamy revienne dans le jeu. Une revanche, peut-être. Ou une manœuvre politique.
Miss Dupuis jeta un regard vers la vitre, sans vraiment voir le dehors, l’esprit déjà pris par d’autres questions.
— Il est possible que ce ne soit pas lui-même, mais plutôt quelqu’un de son entourage qui agisse dans l’ombre.
Le serveur reparut. Il servit les entrées avec la précision d’un horloger. Huîtres pour elle. Bisque pour lui. Ils se turent. Crépitement du feu, dépôt des verres, conversations murmurées. Les bruits de la salle couvraient leur silence. Robinson rompit le fil.
— Je ne le vois pas commettre un meurtre ou engager quelqu’un pour le faire. C’est un homme d’affaires, pas un homme de main.
— Et sa fille, alors ? Clarissa. J’y reviens encore… Elle dégage quelque chose. Ce n’est pas net.
— Tu la crois mêlée à cela ?
— Non. Pas directement. Mais elle attire des types étranges. Dont celui qui m’a ramenée ici. Ti-Louis. Un garçon lent d’esprit, mais… intense. Surtout quand il parle d’elle.
— Tu veux dire qu’il a un attachement un peu trouble à son égard ?
— Plutôt un attachement aveugle. Je pense qu’il serait prêt à tout pour elle. Même à mal agir, s’il la croyait menacée.
— Et le lien avec Leamy ?
— Je ne sais pas encore, dit-elle doucement. Mais il y a quelque chose.
Ils continuèrent à manger sans se presser, enveloppés dans le calme épais de la salle à manger. Quand Miss Dupuis reprit la parole, sa voix n’était plus la même. Plus basse, plus lente.
— Pourrais-tu m’expliquer, Silas… Ne penses-tu pas que nous rendons les choses plus complexes qu’elles devraient l’être ? Et s’il ne s’agissait que d’une attaque banale ? Une sale histoire de bandits de grand chemin…
— Ce serait trop beau, dit-il enfin. Trop simple. Ces types-là frappent vite et s’évanouissent tout aussi vite. Ils laissent du désordre, de la panique, pas une mise en scène aussi soignée qu’un enterrement d’État.
Le serveur revint comme un automate bien huilé, débarrassa les assiettes avec l’élégance d’un magicien. Puis un aide posa les plats suivants. Devant elle, un saumon tendre, couleur rosée, lové dans une sauce hollandaise au teint pâle, nappée comme un foulard de soie. Devant lui, un filet de bœuf rôti à la perfection, baigné dans une sauce madère sombre et luisante.
Miss Dupuis, le regard toujours fixé sur son assiette, reprit doucement :
— Et toi, Silas ? Qu’est-ce que tu en dis… vraiment ?
— Je ne sais pas, Thérèse. Je ne sais pas. Patrick m’a parlé de la communauté irlandaise catholique. Leamy, ce n’était pas juste un entrepreneur. Il avait une idée en tête. Il a créé une commission scolaire indépendante pour les catholiques, donné un terrain entier aux Oblats pour le cimetière Notre-Dame… Pour beaucoup, c’était un bienfaiteur. Un patriarche.
Il but une gorgée et fixa un point quelque part dans le feu :
— Mais il n’était pas qu’un bienfaiteur. Plus jeune, c’était une tête brûlée. Il ne défendait pas les siens, il les poussait au combat. Il allait provoquer les protestants, lançait les rixes. À une époque, Ottawa ressemblait moins à une capitale qu’à une arrière-cour de Belfast un soir d’émeute.
— Charmant portrait. Un catholique modèle au lever du soleil… un diable irlandais dès que les réverbères s’allumaient.
— Quelque chose comme ça. Et cela, certains ne l’ont jamais avalé. Les vieilles rancunes dorment d’un œil. Il suffit d’un mot, d’un geste, et elles se réveillent, plus hargneuses que jamais.
— Et toi, Silas ? Où en es-tu ?
— Il paraît que Leamy était proche d’un certain père Reboul. Un Oblat. Je compte lui rendre visite.
Après avoir desservi, le serveur revint, déposa les desserts. Une charlotte mousseuse pour elle, une tarte Tatin pour lui, encore tiède, coiffée d’un nuage de crème qui fondait doucement. Deux tasses de thé, fumantes, refermaient la marche. L’homme et la femme échangèrent un regard. Le dîner était presque terminé, mais la partie venait de commencer.
— J’ai reçu un mot de Cartier ce matin, dit Robinson.
— George-Étienne Cartier ? Le ministre ?
Il acquiesça. Rien de plus. Miss Dupuis posa sa cuillère lentement, un sourire en coin.
— Ah, Silas… et ses relations de salon. Dis-moi qu’il ne nous envoie pas patauger dans un autre bourbier.
— Je ne sais pas encore. Mais s’il m’écrit, ce n’est pas pour échanger des politesses. Cartier ne parle jamais pour ne rien dire. Et il ne fait jamais appel à moi sans raison.
— Tu crois qu’il sait quelque chose sur Leamy ?
— Il sait toujours quelque chose. Il a des oreilles partout. Et il tire les ficelles sans qu’on le voie. Toujours.
— Prudence, Silas. Je sais que ce n’est pas vraiment ton fort.
— Tu te trompes. Je suis prudent. Je vais jusqu’au bout, c’est tout.
— Et c’est comme ça qu’un jour on te ramassera dans une ruelle, le visage dans la boue, pour avoir voulu comprendre ce que personne ne voulait expliquer.
Il se leva, boutonna sa veste.
— Peut-être. Mais j’aurai au moins compris pourquoi. Bon! Nous avons du travail à faire. Allons-y.
Ils quittèrent la table. Le serveur les suivit du regard, silhouette effacée dans un monde de nappes blanches et de chandeliers discrets. Miss Dupuis lui adressa un sourire bref et suivit Robinson hors de la salle, laissant derrière eux le murmure des conversations, la chaleur suspendue d’un déjeuner qui avait cessé d’être ordinaire.
***
Après s’être changés, Robinson et Miss Dupuis descendirent le grand escalier de l’hôtel. Leurs manteaux boutonnés jusqu’au col contrastaient avec la chaleur molle du salon. Lui resserrait ses gants de cuir sur ses doigts, le regard plongé dans une espèce de rêverie. Miss Dupuis, droite à ses côtés, balayait la pièce du regard, attentive à tout, et surtout à ce qui ne se voyait pas. Elle avait cette manière d’observer, rapide, mais pénétrante, qui trahissait moins la curiosité que l’intuition méthodique de l’esprit en chasse.
— Il nous faut des renseignements sur E. B. Eddy et Andrew Leamy, murmura-t-elle enfin, d’une voix égale, mais décidée. Les journaux d’Ottawa sont peut-être notre meilleure piste.
Elle parlait avec cette assurance tranquille des gens qui savent où chercher. Dans la presse, elle le savait, les vérités les plus lourdes se glissent souvent dans les marges, entre les lignes, dans ces rubriques qu’on ne lit qu’à moitié.
— Et Clarissa, la fille d’Eddy, ajouta-t-elle après une pause. Je trouverai sans doute quelque chose à son sujet dans les échos mondains. Ce genre de jeunes femmes laisse toujours des traces.
Robinson l’écoutait en silence, le regard fixé sur le vide d’un point invisible. Puis il acquiesça, d’un imperceptible signe de tête.
— Et pour Eddy lui-même ? reprit-elle. Honnêtement ! Je ne suis pas certaine que ce soit le bon moment. Pas encore.
Robinson la regarda longuement. Il ne dit rien, mais dans ses yeux passa un éclat bref, discret. Un mélange de surprise et de fierté.
— Thérèse, tu sais ce que tu fais, je le vois bien.
— J’ai été bien formée, dit-elle.
— Quant à moi, il faut que je voie Cartier.
— Tu ne sais toujours pas pourquoi il t’a fait venir ?
— Pas encore. Mais ça ne saurait tarder.
Dans un coin du hall, l’horloge sévère égrenait ses minutes avec cette obstination muette qu’ont les témoins d’un drame en préparation. Il était temps d’y aller. Le Grand Union n’était pas loin, mais chaque pas vers cet hôtel le rapprochait d’un tête-à-tête dont il pressentait déjà la gravité.
***
L’hôtel Grand Union dominait l’angle de la rue. Avec ses lignes droites et ses briques rouges bien alignées, c’était un hôtel bâti pour durer, pour rassurer les notables, pour faire sérieux. Rien de clinquant. De la pierre, des fenêtres à arc bien régulières, et cette façade lisse où les reflets du ciel gris se mêlaient aux halos vagues de la ville.
Un fiacre venait de quitter les lieux, soulevant une giclée de boue sur la rue encore trempée. Robinson, le col du manteau relevé, monta les marches d’un pas tranquille. Un portier, ganté, tiré à quatre épingles, lui ouvrit la porte sans mot dire. Juste un signe de tête, poli, mais sans chaleur.
À l’intérieur, la moquette assourdissait les pas. Robinson s’approcha du comptoir, où l’attendait un réceptionniste aux gestes aussi lissés que sa raie impeccable. L’homme semblait taillé dans un seul pli, rigide jusque dans ses doigts qui reposaient sur le registre.
— Monsieur Cartier m’attend. Silas Robinson.
Le réceptionniste leva les yeux, lentement. Il scruta d’un regard prudent l’homme devant lui, sans pouvoir s’assurer que le nom prononcé lui appartenait vraiment. Puis il referma le registre, d’un claquement discret, mais net.
— Très bien, monsieur Robinson. Monsieur Cartier a laissé des instructions. Un groom va vous conduire.
À peine les mots prononcés, un jeune garçon surgit. Petit, sérieux, corseté par l’uniforme. Pas un mot, juste un petit salut sec de la tête. Il s’engagea dans un couloir.
Robinson le suivit, les mains dans le dos, les yeux alertes. Il observait sans en avoir l’air. Les tapis, les tableaux. Il sentait les odeurs de cuir et de cire d’abeille.
George-Étienne Cartier. Cela faisait des années qu’ils ne s’étaient pas croisés. Mais certains liens résistent au temps. Tout avait commencé à Québec, dans le vieux faubourg Saint-Louis, lors d’une sale affaire. Un innocent sur le point de tomber. Cartier était intervenu. Pas par charité, mais par principe. Il n’aimait pas qu’on joue avec la justice. Ce jour-là, Robinson avait compris à qui il avait affaire.
Il se souvenait aussi de l’aide que Cartier lui avait apportée quand il avait proposé Miss Dupuis pour un poste au Bureau. Les regards sceptiques, les sourires en coin, le silence des hommes qui n’approuvaient pas. Cartier, alors procureur général, avait simplement dit oui. D’abord et avant tout parce qu’il avait cru en Robinson.
Le groom s’arrêta devant une porte capitonnée. Pas une porte qu’on verrouille. Plutôt le genre qu’on respecte. Il frappa du bout des doigts.
Une voix se fit entendre, étouffée, mais nette. Le garçon tourna la poignée, ouvrit à demi et annonça, d’un ton neutre :
— Monsieur Robinson est ici, monsieur Cartier.
Le détective entra. Dans un large fauteuil bas, un verre à la main, se tenait George-Étienne Cartier. Il leva les yeux, et un sourire franc, empreint d’une certaine chaleur, éclaira son visage sans altérer sa maîtrise. Il se leva d’un mouvement fluide et vint à sa rencontre.
— Robinson. Toujours ponctuel, à ce que je vois.
— Monsieur Cartier. Plaisir renouvelé.
La poignée de main fut ferme, brève, suivie d’un geste qui enveloppait le bras dans une étreinte polie. Cartier montra un fauteuil devant lui.
— Asseyez-vous. Nous avons beaucoup à dire.
Robinson déposa manteau et chapeau sur un siège voisin, puis s’installa avec l’aisance prudente de ceux qui savent écouter d’abord. Un serveur discret entra, déposa devant lui un verre de cognac et ressortit sans un mot.
Cartier, lui, n’avait rien d’impressionnant dans la stature. Mais il dégageait cette autorité qui ne vient ni du volume de la voix ni de la taille du corps. Tout chez lui, de la netteté du geste à la retenue du regard, parlait d’un homme formé au compromis, mais forgé par le pouvoir. Son front large, légèrement bombé paraissait toujours absorbé dans une pensée en cours. Ses yeux, noirs et mobiles, semblaient vouloir tout voir à la fois. Imberbe, il avait encore une abondante chevelure grisonnante sur les tempes, coiffée avec une rigueur militaire.
Son costume était irréprochable. Redingote sombre, gilet impeccable, cravate discrète, au nœud exécuté avec une rigueur méticuleuse. Rien n’était laissé au hasard, car Cartier savait que, dans le monde des hommes, le détail fait loi.
Ministre de la Milice, proche conseiller de Macdonald, il avait contribué à modeler la Confédération. Aux Canadiens français qui craignaient la dissolution de leur langue, de leur foi, de leurs coutumes, il avait offert un pacte, une place dans le nouveau pays.
Et maintenant, il avait convoqué Robinson. Pourquoi ?
Le détective porta le verre à ses lèvres, humant d’abord les effluves de bois, de raisin mûri et de feu. Puis il reposa le verre sans y toucher encore, son regard posé sur Cartier, prêt à entendre ce qui, sous les apparences de la courtoisie, réclamait désormais sa pleine attention.
— Monsieur Cartier, comment diable avez-vous su que j’étais en ville ? lança Robinson, non sans une pointe d’ironie dans la voix.
— Mon cher Robinson… j’ai des yeux partout. Vous devriez le savoir, pourtant.
— Ça, je n’en doute pas une seconde. Vous avez toujours eu ce don singulier de savoir précisément ce que les autres préfèrent ignorer.
Cartier, le regard perdu un instant dans la transparence dorée de son verre, le fit tourner entre ses doigts avec lenteur, observant les éclats de lumière se briser dans l’alcool.
— En politique, mon ami, il ne s’agit pas de voir loin, mais de voir juste… et à temps.
Robinson prit à son tour son verre de cognac, le tenant entre ses paumes. Son regard s’attarda un instant sur le visage du ministre, éclairé de biais par la lumière tremblante des lampes à gaz.
— Et ces nouvelles responsabilités… comment les portez-vous ?
— C’est un équilibre fragile, Robinson. Un fil tendu entre les tours d’une ville en chantier… Une seule erreur suffit pour que tout s’écroule. Ce pays que nous voulons faire naître tient encore de la promesse. Et la promesse, voyez-vous, n’a pas de poids tant qu’elle n’a pas résisté au vent.
— Fragile, vraiment ?
— Fragile, à l’image d’une alliance hâtive entre des peuples étrangers les uns aux autres. Entre les loyalistes de la Couronne et les héritiers des révoltes. Entre ceux qui parlent le français et ceux qui ne veulent pas l’entendre. Nous avançons sur une corde raide, au-dessus d’un gouffre d’incompréhensions.
Il marqua une pause, le regard désormais durci, creusé par des années de débats et de renoncements.
— Centralisation ou autonomie. Libre-échange ou protection. L’autorité de Londres ou l’émancipation à l’américaine. Et tout cela… encadré par les croyances religieuses, les méfiances ancestrales, les ambitions rivales.
— Et vous… vous êtes celui qui doit maintenir l’équilibre.
— Les Clear Grits, avec leur soif de réforme ; les Orangistes, avec leur morgue protestante ; les Fenians, qui veulent la guerre au nom de l’Irlande. Et les autres, plus silencieux, plus dangereux. Chacun avance ses pions. Moi, je veille à ce que l’échiquier ne soit pas renversé.
— Dans cette partie d’échecs, sur quelle case êtes-vous, Monsieur Cartier ?
— Je suis là où l’intérêt du pays l’exige. Ni plus ni moins.
Il leva lentement son verre. Le liquide vibra dans la coupe, chargé d’une vérité trop brûlante pour être dite. Robinson, sans un mot, leva le sien. Ils trinquèrent, sans bruit, salut muet de deux soldats face à une bataille invisible. Robinson, posant son verre sur la table, reprit d’une voix plus grave :
— Vous savez déjà que je suis à Ottawa. Peut-être savez-vous aussi pourquoi j’y suis venu ?
— Je me doutais bien que vous n’étiez pas venu admirer nos trottoirs boueux ni notre Parlement encore en chantier.
— J’imagine que vous avez entendu parler de la mort d’Andrew Leamy.
— Bien sûr. Une perte malheureuse. Un homme de poids, influent… parfois difficile. Un accident, m’a-t-on dit ? Un attelage lancé ?
— C’est la version officielle, en effet. Mais j’ai quelques raisons de penser… que ce n’était pas un accident.
— Vous croyez à un assassinat.
— Je ne peux encore rien affirmer. Mais quelque chose cloche. Leamy n’était pas aimé de tous. Et les coïncidences s’empilent.
— Voilà une hypothèse… inquiétante. Et vos preuves ?
— Des bribes. Des soupçons. Mais assez pour me pousser à rester. Trop de silence autour de sa mort.
— C’est inquiétant, en effet… Mais ce n’est pas pour cela que je vous ai fait venir.
— Ah non ?
— Non, dit Cartier, posant son verre d’un geste mesuré. L’affaire Leamy est grave, mais il en est une autre… plus urgente. Plus vaste. Je vous ai convoqué, Robinson, parce qu’il y a une menace. Une menace contre l’ordre même que nous tentons de construire.
Robinson, sans rien dire, observait. Il notait chaque pause, chaque hésitation. L’homme d’État, si prompt jadis à l’éloquence, semblait à présent se méfier de sa propre parole.
— Vous êtes au courant, bien sûr… du meurtre de Thomas D’Arcy McGee ? murmura Cartier, les yeux fixés sur le verre vide, cherchant dans le cristal une issue.
— Comme tout le monde. Les journaux ne parlent que de cela depuis des semaines.
— Eh bien… ce que rapportent les journaux n’est qu’une version. Disons… la plus commode.
— Que voulez-vous dire, exactement ?
— L’enquête… elle avance trop vite. Beaucoup trop vite. Comme si… on savait déjà où regarder.
— Vous parlez de Patrick Whelan.
— Oui. Cet homme. Un tailleur, dit-on, proche des milieux nationalistes irlandais. On l’a arrêté presque aussitôt. Trop vite. Comme si…
Il s’interrompit. Ses doigts reprirent leur danse sur le verre, mais son regard s’était fixé à nouveau sur Robinson, chargé d’un éclat plus vif. Le détective acheva la phrase pour lui, d’un ton mesuré :
— … comme s’il avait été livré sur un plateau d’argent. Et vous croyez qu’il n’est pas coupable ?
— Je ne dis pas cela. Je dis seulement que cette affaire… tombe à point nommé pour bien des gens.
— … Dont votre premier ministre.
— Macdonald veut clore l’affaire. Il veut un procès rapide, une condamnation nette. Il veut un dénouement, pas une enquête… Trop vite…
Ses yeux furetèrent un instant autour de lui, les murs, les rideaux, le bois des meubles paraissant soudain à l’affût, prêts à écouter.
— C’est lui, en tant que procureur général, qui dicte le tempo. C’est lui qui désigne les coupables, qui révèle les mobiles. Les Fenians sont le coupable idéal : redoutés, méprisés, facilement identifiés.
— Vous ne croyez pas que les Fenians soient derrière ce meurtre.
— Ils menacent D’Arcy McGee depuis trois ans. Ils publient, ils invectivent, ils agitent. Mais s’ils avaient vraiment voulu le tuer, croyez-vous qu’ils auraient attendu trois ans ? Qu’ils auraient tiré dans son dos, la nuit, sans signer leur geste ?
Il se frotta les tempes, hanté par cette pensée qui semblait le harceler depuis des jours.
— Non… Ce meurtre n’a pas la marque des Fenians. Il a été exécuté avec un soin glacial. Précis. Calculé. Et puis… cette arrestation si rapide. Ce récit si cohérent… trop cohérent.
— Vous voyez dans cette « cohérence » une dissimulation ?
— Exactement, fit Cartier dans un souffle. Il y a dans cette affaire un parfum… de théâtre. Le rideau s’est levé trop tôt. Le décor avait été monté avant même que le crime ne soit commis.
L’affaire D’Arcy McGee agitait déjà les tavernes, les salons feutrés, les bureaux ministériels, poison lent qui remontait le long des veines du pouvoir. Mais jamais, pas même dans ses soupçons les plus acérés, Robinson n’aurait imaginé entendre de la bouche même de Cartier ce que tant d’autres n’osaient qu’insinuer.
— Et qu’attendez-vous de moi, monsieur Cartier ?
Le ministre, sans répondre, glissa la main dans la poche intérieure de sa redingote. Il en sortit une enveloppe ivoire, scellée d’un cachet bordeaux, qu’il posa avec soin sur la table basse, du bout des doigts, comme un pion avancé sur un échiquier à demi joué. Le geste fut lent, mesuré, presque cérémonieux.
— J’aimerais que vous vous mêliez de cette affaire, dit-il calmement. Que vous trouviez la vérité. Toute la vérité.
Robinson ne toucha pas à l’enveloppe. Il la fixait, conscient qu’elle portait en elle le pouvoir de faire basculer les choses. Sa main resta en retrait, ses doigts légèrement crispés sur le bois de l’accoudoir.
— Vous me demandez de marcher sur les plates-bandes de l’inspecteur qui a fait l’enquête. O’Neill, c’est bien cela ?
— Pas publiquement, répondit Cartier sans se départir de son calme. Mais remettez-lui cette lettre. Elle porte ma signature. Il y est dit qu’il doit vous faire part de tous les éléments de l’enquête, vous donner accès aux rapports, aux témoins, au prisonnier Whelan lui-même. Il vous écoutera.
— Oh, j’en doute fort. En général, les inspecteurs n’aiment pas qu’on empiète sur leur domaine réservé.
— Faites-le pour moi, Robinson. Ce n’est pas un ordre. C’est… une requête. Une dette, peut-être. En souvenir du passé.
Il n’ajouta rien. Il n’avait nul besoin de le faire. Le silence, tout à coup plus dense, fit affleurer les années révolues, les affaires classées, les risques partagés. Un pacte ancien, tacite, mais jamais oublié.
Robinson demeura encore un moment sans parler, puis poussa un long soupir. Il tendit enfin la main et prit l’enveloppe, du bout des doigts, avec une lenteur presque réticente.
— Très bien, murmura-t-il. Mais je ne promets rien.
— Je ne vous demande pas de réussir, Robinson. Je vous demande d’essayer. Et surtout…
Il marqua une pause. Sa voix, lorsqu’elle reprit, s’était faite plus grave.
— … Ne vous adressez qu’à moi. À moi seul. Vous avez bien compris, n’est-ce pas ?
Le détective hocha la tête.
— Entendu, Monsieur.
Les deux hommes, sans échanger un mot de plus, se levèrent à l’unisson. Leurs gestes furent sobres, leur poignée de main brève, mais ferme, une étreinte silencieuse entre deux hommes qui savent ce que signifie le mot « complicité » lorsque le vent tourne.
Robinson franchit le seuil du salon privé sans se retourner. Il sentait, dans la poche intérieure de son manteau, le poids discret de l’enveloppe, mais c’était un poids symbolique, dense, qui semblait tirer tout son être vers le bas.
Si le Georges-Étienne Cartier que décrit Marcel est proche de la réalité, je devrais certainement trouver une bonne biographie du personnage. Chaque fois que l’auteur en parle, il devient plus intéressant (j’allais écrire intriguant).
Qu’était la ville d’Ottawa à cette époque ? Un simple bourg ? Une capitale en devenir ?
Effectivement, Donald, le personnage de George-Étienne Cartier est très proche de la réalité. Je ne change pratiquement rien à son histoire. Oui, c’est un personnage fascinant, et qui fut très important en ce début du Canada. Petit détail à relever: il écrivait son prénom George sans S, et donc pas à la façon britannique. Cela dit quelque chose sur le bonhomme.